Archives par étiquette : Théâtre de la Ville – Paris

Queen Blood

© Timothée Lejolivet

Chorégraphie Ousmane Sy, Théâtre de la Ville hors les murs, au Théâtre du Rond-Point.

Elles ont une superbe énergie ces jeunes femmes tout en musiques et en danses, et semblent infatigables. Elles forment l’équipe du Paradoxe-Sal, groupe afro-house entièrement féminin créé en 2012 par Ousmane Sy, chorégraphe, co-directeur du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, brutalement décédé à quarante-cinq ans, en décembre 2020.

D’origine malienne et sénégalaise, et partant du football, Ousmane Sy – appelé Babson ou encore Baba – était au carrefour d’univers décalés qui l’avaient influencé et de différents styles de danse alliant danse traditionnelle et danse underground, hip hop, capoeira, etc. Ambassadeur de la house dance en France – qui rassemble de multiples variantes – il s’était emparé de cette danse de rue et danse sociale très libre ayant ses racines dans la scène musicale underground de Chicago et de New York, pour construire son langage chorégraphique. « Je me suis inspiré de tout le monde pour ne ressembler à personne » disait-il.

Les musiques électroniques de ses spectacles se situaient dans ce même syncrétisme entre soul et salsa, rock et pop, le tout mixé pour déboucher sur son style propre, à partir du clubbing dans lequel il se reconnaissait. Le grand artiste nigérian, précurseur de l’afrobeat, Fela Kuti, et l’extraordinaire Nina Simone avec Four Women font partie du voyage musical. Au-delà de la fête, le clubbing était pour Ousmane Sy un « esprit de rassemblement, de retrouvailles et de rencontres… une musique pour toutes les danses, et une maison pour toutes les cultures » comme il aimait à le définir. Danser pour quitter ses chagrins, pour oublier et pour survivre à partir d’une technique, précise, puissante et androgyne.

Queen Blood travaille sur la virtuosité technique, sur les figures féminines et la féminité et explore les influences afro-caribéennes et la danse de battles. La présence des danseuses sur le plateau – qui ressemble à un ring, cerné de nombreux projecteurs en carrés rasant le sol recouvert d’un tapis blanc – est quasi permanente. Elles s’échauffent déjà quand le spectateur s’installe, très concentrées et ondulantes. Puis le tempo s’accélère et elles construisent leurs parcours aux variations infinies et au vocabulaire commun où, du collectif naît l’individuel. « L’individualité au service de l’entité » est le leitmotiv. Chacune puise dans son propre registre tel que hip-hop, dancehall, locking, popping, krump et invente sa gestuelle en soli et duo, tout en gardant l’esprit corps de ballet et un langage commun, transmetteur d’émotions. Le freestyle est partie intégrante de la pièce, il constitue l’essence de cette culture du club signée du chorégraphe. La mobilité est féline, subtile et inépuisable, les pieds glissent, piétinent, se lèvent et s’ancrent dans le sol, le haut du corps ondule, les gestes sont pleins.

Queen Blood, titre choisi par Ousmane Sy, signifie en bambara sang noble. Ici la noblesse est aux femmes. Elles se glissent avec grâce et énergie dans ces rythmes et musiques et transforment l’héritage du chorégraphe en défi artistique, à partir de leurs forces vives et de leur fluidité. Ici, point de dramaturgie à proprement parler, chaque spectateur construit l’histoire qu‘il souhaite. La connexion entre les danseuses fonctionne magnifiquement, elle est une des clés de la réussite et le plus bel hommage offert au chorégraphe.

Brigitte Rémer, le 10 mai 2022

Sept interprètes en alternance : Allauné Blegbo, Cynthia Casimir, Megane Deprez, Selasi Dogbatse, Valentina Dragotta, Dominique Elenga, Nadia Gabrieli-Kalati, Linda Hayford, Nadiah Idris, Odile Lacides, Mwendwa Marchand, Audrey Minko, Anaïs Mpanda, Stéphanie Paruta. Assistante à la chorégraphie Odile Lacides – lumières Xavier Lescat – son et arrangements Adrien Kanter – costumes Hasnaa Smini – une création All 4 House.

3 au 7 mai 2022 à 20h30, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Roosevelt. 75008. Paris. Métro : Franklin Roosevelt – sites : theatredurondpoint.fr et theatredelaville-paris.com.  En tournée : 10 mai à Cébazat (63), Le Sémaphore – 12 mai à Aurillac (15), Théâtre d’Aurillac – 17 et 18 mai au Petit-Quevilly (76), CDN de Normandie/Théâtre de la Foudre – 20 et 21 mai à Lieusaint (77), Théâtre Sénart/scène nationale – 25 mai à Sarzeau (56), Espace culturel L’Hermine – 18 juin à Roubaix (59), Le Colisée.

L’Éden cinéma

© Jean-Louis Fernandez

Texte Marguerite Duras – mise en scène Christine Letailleur – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

L’action se passe en Indochine dans les années 1920. La mère, Marie Donnadieu, ancienne institutrice du nord de la France perd son mari trop tôt et reste seule avec ses deux enfants, Joseph, vingt ans et Suzanne, seize ans. Forte personnalité, elle joue du piano à l’Éden cinéma de Saigon pendant dix ans pour arrondir ses fins de mois. Ses enfants font son portrait et racontent, debout à l’avant-scène. C’est sur ce récit que débute le spectacle, avant que la mère n’apparaisse au piano, accompagnant les images de films muets projetés sur écran.

Avec ses quelques économies et après de multiples démarches auprès de l’administration, la mère acquiert une concession. Faute de pot-de-vin laissé à la Direction générale du cadastre, la concession s’annonce vite incultivable car les grandes marées du Pacifique détruisent chaque année ses cultures. Elle entreprend alors la conception de barrages qu’elle va s’acharner à construire et reconstruire pour protéger son bien, jusqu’à la faillite et le bord de la folie. Elle entraine dans sa chute sa famille et les paysans-constructeurs à qui elle avait promis un avenir radieux. Et pourtant, les enfants aiment leur mère, figure-totem obsédante, ici interprétée par Annie Mercier. Duras dit son attachement à cette mère par les mots suivants : « Ma vie est passée à travers ma mère, elle vivait en moi jusqu’à l’obsession… Je ne crois pas que je me sois remise depuis le jour où, il y a pas si longtemps, nous nous sommes quittées… »

C’est cette lutte insensée et cette détermination que décrit en 1950 Marguerite Duras dans Un Barrage contre le Pacifique, où elle dénonce la corruption de l’administration coloniale et le colonialisme dans tous ses abus : « À ce moment-là en Indochine française, pour avoir une concession fertile il fallait la payer deux fois. Une fois, ouvertement au gouvernement de la colonie, une deuxième fois, en sous-main, aux fonctionnaires chargés du lotissement… »  Elle parle aussi de ses premiers émois, ses premiers désirs. Elle revisite ensuite cette œuvre autobiographique sous forme de théâtre, sous le titre Éden cinéma. Claude Régy monta la pièce en 1977 au Théâtre d’Orsay, avec Madeleine Renaud dans le rôle de la mère, Bulle Ogier dans celui de Suzanne, Jean-Baptiste Malartre était Joseph.

Christine Letailleur s’intéresse depuis longtemps à Marguerite Duras, elle avait mis en scène en 2012 Hiroshima mon amour, tiré du scénario écrit par l’auteur pour Alain Resnais, en 1959. Hiroshi Ota et Valérie Lang en étaient les interprètes. On retrouve aujourd’hui dans L’Éden cinéma Hiroshi Ota qui tient le rôle de M. Jo, fils d’un riche spéculateur possédant des plantations de caoutchouc, follement amoureux de Suzanne et qui lui offre un gros diamant – qui s’avérera plus tard ne pas être à la hauteur estimée. Suzanne en joue et l’éconduit tout aussi follement, mettant en avant la valeur des choses, de manière très frontale et calculée. La brutalité coloniale là encore s’invite car en Indochine, une blanche ne pouvait fréquenter un local – autrement dit, un indigène – sans être montrée du doigt. Dans le cas de Suzanne, sa mère pousse au mariage, tandis que le père de M. Jo déshériterait son fils s’il se mariait. Et la cruelle idylle tourne court. Dans tous les cas Marguerite Duras est collée à son frère et le montre suffisamment, de manière provocante. Dans la vie réelle, Duras avait deux frères auxquels elle était attachée, nés à un an d’écart. Pierre, l’ainé, préféré de la mère et s’octroyant beaucoup de droits, Paul, le plus jeune, que Suzanne adorait. Dans le roman comme dans la pièce, Suzanne n’a qu’un frère, Joseph, omniprésent et auquel elle est littéralement collée, probablement la synthèse de ses deux frères. « Je cherche Joseph, mon petit frère. Mort. Que d’amour… » dit-elle, à plusieurs reprises. Puis Joseph rencontre une femme à L’Éden cinéma et s’apprête à partir. Avant, il se raconte à Suzanne : « Carmen me dit qu’il faut oublier la mère, qu’il faut nous rendre libres de cet amour, qu’il vaut mieux n’importe quel mariage… Mais elle, la quitter, la fuir, cette folle… ce monstre dévastateur la mère… Qu’est-ce qu’elle a fait croire aux paysans de la plaine ? Elle a détruit la paix de la plaine. » Joseph parti, ruinée, vaincue, après avoir tout tenté pour vaincre le Pacifique, la mère se détache de tout, la famille se défait. Une lettre, qu’elle avait rédigée quelques jours avant sa mort à l’attention des agents cadastraux, avait été retrouvée : « Cette lettre n’est jamais parvenue aux agents cadastraux de Kampot. Elle a été retrouvée près du corps de la mère avec la dernière mise en demeure du cadastre de Kam… »

Il y a trois parcours dans la pièce de Duras, celui de chacun des protagonistes : la mère, monolithique sur sa chaise, redoutable, combattante, abusive, rude et violente parfois avec Suzanne – interprétée par Annie Mercier, à la voix grave et à la présence perçante et glaciale ; Joseph, qui fait fonction de pater familias avant de trouver l’énergie de s’enfuir – Alain Fromager habite ce personnage versatile ; Suzanne, comme une petite musique, effrontée et provocatrice dans ses apprentissages amoureux, déplacée quand elle erre dans Saigon : « Je suis perdue. Ma robe me fait mal, ma robe de putain. Mon visage me fait mal ; mon cœur… Je n’ai plus de mère. Je n’ai plus de frère ; je vais tomber morte de honte… » – Caroline Proust tient le rôle et se glisse avec fluidité dans l’identité de la jeune fille de seize ans autant que dans celle de la femme plus mature et donne à son/ses personnage(s) une fragilité, autant qu’une intensité.

La complexité du passage au plateau pour mettre en scène L’Éden cinéma vient du fait que, dans le texte, les enfants passent par plusieurs époques, plusieurs âges. Ils sont enfants et adolescents, ils sont aussi adultes. Marguerite Duras l’écrit sous forme de voix de Joseph, voix de Suzanne, là où se construit le récit. Elle vient aussi de la disparité des lieux puisqu’on se trouve dans la plaine, dans le bungalow, au bord de la mer ou dans les rues de Saigon. La scénographie est ici judicieuse, un grand podium central sur lequel se trouve le bungalow, frontal, et en même temps très vietnamien, espace polyvalent aux portes coulissantes et translucides qui donne beaucoup de liberté dans les représentations et l’imaginaire des espaces (scénographie signée Emmanuel Clolus et Christine Letailleur, lumières Grégoire de Lafond et Philippe Berthomé).

Artiste associée au Théâtre national de Strasbourg après l’avoir été au Théâtre national de Bretagne, Christine Letailleur assure mise en scène et direction d’acteurs avec doigté et talent. Son travail est exigeant et soigné, on le connaît entre autres par ses mises en scène des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (2016) et de Baal de Bertolt Brecht (2017). Les auteurs et textes qu’elle choisit la placent sur des chemins de rigueur et de réflexion. Elle s’empare aujourd’hui de l’histoire de vie de Marguerite Duras – sous les traits de Suzanne –  qui, en deux textes de factures différentes, revient sur sa jeunesse en Indochine et un parcours, souvent douloureux.

Brigitte Rémer, le 25 avril 2022

Avec : Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust – scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumières Grégoire de Lafond, avec la complicité de Philippe Berthomé – son Emmanuel Léonard – vidéo Stéphane Pougnan – costumes Elisabeth Kinderderstuth – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat

15 au 23 avril 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris – En tournée : 10 au 14 mai, Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence – 20 mai, Châteauvallon-Liberté, Toulon. Site : www.theatredelaville.com – www.tns.fr – www.fabriktheatre.com

Larsen C

© Pinelopi Gerasimou

Chorégraphie de Christos Papadopoulos, au Théâtre de la Ville – Les Abbesses

Un à un, lentement, d’un noir profond apparaissent sur le plateau danseurs et danseuses, de noir vêtu. Seule une main, un dos, un avant-bras non couvert rendent lisible la calligraphie dessinée par celui ou celle qui entre dans la danse. Le travail des bras cisèle l’espace, lui-même sculpté par la lumière ( création Elisa Alexandropoulou). On ne distingue pas les pieds des danseurs qui glissent sur le tapis de danse noir, satiné comme les costumes, et on ne sait plus où l’on est, au fond de l’eau, sur la glace, ou sur quelle terre étrangère (scénographie Clio Boboti, costumes Angelos Mentis).

Au début, tout est silence. Le calme se trouble par l’introduction de notes feutrées et de sons organiques comme le bruit ininterrompu du vent, celui sournois de l’éboulement d’un pierrier ou celui d’une eau lointaine qui tombe en cascade. Ces sonorités deviennent ensuite musique, par le départ de différents styles d’interventions musicales, lancinantes comme la danse et dans une montée en puissance tout au long du spectacle. On a le sentiment d’une grande solitude, de lutte contre les éléments de la nature, d’un certain enfermement.

Ensuite les danseurs se regroupent et continuent à se mouvoir, à lutter, sans se toucher, en se laissant couler ensemble et chacun à sa manière, dans cet espace intersidéral. La danse est chaloupée, d’une grande finesse et pleine de grâce, obsédante, tête, mains, bras parfois se désarticulent, et jusqu’au bout des doigts les danseurs sont habités, apportant au climat une dramatisation juste et équilibrée ; tous sont à féliciter. Ils se déplacent sur tout l’espace du plateau et ne sont qu’ondulations. Parfois on a l’impression qu’ils flottent tellement le mouvement est maîtrisé. Ils suivent le balancement d’une remarquable bande-son où un thème musical en appelle un autre en fondu enchaîné (musique et son Giorgos Poulios).

Larsen C fait référence à l’Antarctique, ce continent recouvert de glace, réserve d’eau douce plus que précieuse pour la terre, à hauteur de 70 %. Constituée par une série de trois barrières de glace, Larsen A s’est désintégrée dès 1995, Larsen B en 2002, Larsen C en 2017, avec un bloc de glace aussi grand qu’un département, qui s’est détaché et une épaisseur de glace qui a perdu jusqu’à 350 mètres. Si l’univers Antarctique est blanc, la nouvelle est sombre, semblable au plateau de Christos Papadopoulos où le réchauffement climatique se tisse en fil de trame dans le paysage.

La fin du spectacle, à l’opposé de ce qui a précédé, apporte une sophistication technique qui surprend mais qui, finalement, s’intègre à la réflexion du chorégraphe, à nos émotions et interprétations : nous sommes propulsés vers un Harmaguédon où tout devient hallucination, au son des grandes orgues. Sommes-nous sur la banquise ou au purgatoire ? Le jeu des lumières devient écriture et se dessine en pure illusion d’optique. Nos perceptions visuelles se décalent, la taille des danseurs-personnages se modifie, certains semblent avoir perdu leur tête comme les Quatre sans cou du poète Robert Desnos. D’autres, essaient de voler le soleil.

Christos Papadopoulos a étudié la danse et la chorégraphie au SNDO (School for New Dance Development) à Amsterdam, le théâtre au National Theatre of Greece Drama School (GNT Drama School) et les sciences politiques à l’Université Panteion (2000). Il enseigne le mouvement et l’improvisation à l’école d’art dramatique du Conservatoire d’Athènes. Deux de ses précédents spectacles ont été présentés au Théâtre de la Ville : dans le cadre des Chantiers d’Europe en 2017, Elvedon qu’il avait créé deux ans auparavant autour du roman Les Vagues, de Virginia Woolf ; Ion en 2018, référence à l’atome, sur la musique électronique du groupe Coti K. Il a également créé en 2016 Opus, où il déconstruisait l’Art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach cherchant à traduire en mouvements dansés la musique classique.

Très vite repéré par son travail sensible, rigoureux et imaginatif, Christos Papadopoulos compte dans le paysage chorégraphique d’aujourd’hui. La dimension plastique et esthétique qu’il donne dans Larsen C, entre autres par le travail de la lumière et du son, place le spectateur dans une sorte de fascination. L’appropriation de l’espace et la fluidité de la danse, notamment dans les lancinants mouvements d’ensemble, la précision de la gestuelle qui se décale de manière imperceptible, la solitude de la banquise qui devient ici désert noir, sont autant de mondes dansés qui convoquent le spectateur en une expérience sensorielle, où le geste est aussi fin que des cristaux de glace.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2021

Avec : Maria Bregianni, Chara Kotsali, Georgios Kotsifakis, Sotiria Koutsopetrou, Alexandros Nouskas Varelas, Ioanna Paraskevopoulou, Adonis Vais.

Concept et chorégraphie Christos Papadopoulos – Musique et son Giorgos Poulios – scénographie Clio Boboti – création lumière Elisa Alexandropoulou – costumes Angelos Mentis – conseil à la dramaturgie Alexandros Mistriotis – assistante à la chorégraphie Martha Pasakopoulou – assistant décor Filanthi Bougatsou – régie lumière Evina Vasilakopoulou – régie technique décor et son Michalis Sioutis – responsables de production Rena Andreadaki, Zoe Mouschi – directrice de tournée Konstantina Papadopoulou – distribution internationale Key Performance.

Du 9 au 14 décembre 2021, au Théâtre de la Ville-Les Abbesses, rue des Abbesses. 75018 -tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com

Hash

© Piero Tauro

Écrit par Bashar Murkus et l’équipe du projet. Mis en scène par Bashar Murkus, Khashabi Theatre (Palestine). Jeu Henry Andrawes. Vu le 11 novembre au Studio-Théâtre de Vitry – A voir, du 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris.

Hash est présenté dans le cadre du Focus sur la création artistique dans le monde arabe. Élaboré par Nathalie Huerta, directrice du théâtre Jean Vilar à Vitry et Ahmed El Attar, directeur du festival D’Caf/ Downtown Contemporary Arts Festival, au Caire, en partenariat avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, et avec La Briqueterie-CDN du Val-de-Marne et le Studio-Théâtre de Vitry. (cf. notre article sur deux chorégraphies présentées dans ce même « Focus » : Fighting de Shaymaa Shoukry et Hmadcha de Taoufiq Izeddiou).

L’espace est étroit et l’Homme… bien en chair, bordé d’une épaisseur de coussins qui décale sa silhouette, taille XXL970. Boulimique ? Sûrement. Il lorgne sur une dizaine de bananes qui le tentent et qu’il ne mangera qu’à la fin du spectacle. Agoraphobe ? Peut-être, et d’autant quand il n’y a nulle part où aller. Il vit dans un présent bien étrange, entouré d’objets extravagants posés au sol, flacons et bocaux de verre, certains remplis d’eau aux mélodies cristallines, d’autres de secrets, d’autres encore de petites lumières qu’il allumera au fur et à mesure. Une poétique du lieu, si évident, si simple. Mais quelle goutte d’eau aurait fait déborder le vase ?

L’Homme tantôt exécute quelques gestes qui lui sont dictés par une puissance a priori suprême, tantôt s’interroge. On lui pose des questions auxquelles il tente de donner réponse, passe de la porte à la fenêtre comme un somnambule pour suivre les ordres qui lui sont donnés par la bande son : « Va à la porte… Entends-tu quelqu’un ? Alors change de place… On ne doit pas t’entendre… » Puis il s’enregistre et les pistes se superposent, questions et réponses se mêlent. L’air pour lui se raréfie. Comme un poisson sans branchies, il cherche le sien. Comment reprendre souffle dans ce quotidien mort, ces diktats et ces gestes répétés ? L’espace à ses yeux semble diminuer, au fil des minutes, car lui, enfle. Il espère bouger encore, se lever, marcher et puise dans ses dernières forces. A chaque moment il semble au bord du vide.

Son ordi face à lui, à son tour il donne ordre et déclenche des images avec lesquelles il dialogue sur différents écrans en forme de maison, ou de maison inversée, symbole s’il en est pour la Palestine. Par un cliché on traverse l’enfance comme avec la danse du tout jeune garçon qui sur écran lance des cuillères et l’acteur sur scène qui lui emboîte le pas.  Il y a de fulgurantes percées poétiques tout au long du spectacle. Par un mot, une image, la focale se décale et nous emmène loin. « Je suis un lion » trouve-t-il la force de dire, un loup paraît sur les images. Dans sa tête affluent les sensations, les émotions, dans la nôtre aussi.

Puis l’Homme s’installe sur une chaise sur laquelle est posée un coussin. Les fantômes affluent comme celui d’un amour perdu. Il fait revivre une femme par les quelques objets qui l’entourent : récit volontairement incompréhensible, qu’on suit par la désespérance de sa gestuelle. Ce coussin dont il se recouvre la tête devient un accessoire actif, on se demande s’il souhaite ou s’il attend la mort. Un micro sur pied lui sert de mannequin et il crée cette figure idéale peut-être, un temps, avec qui il engage un tango, sur les quelques notes d’un accordéon.

On suit l’Homme dans ses fantasmes, ses mirages et ses peurs dans une extraordinaire économie de moyens. L’acteur – Henry Andrawes, cofondateur en 2015 et membre du Khashabi Theatre, collectif de créateurs palestiniens de théâtre, installé à Haïfa – est tout aussi extraordinaire, quelqu’un de rare qui crée la poésie de l’espace et donne de la profondeur, l’air de rien. Il porte le concept imaginé avec Bashar Murkus et l’équipe du projet, et si l’on demande au metteur en scène « Qui est Hash, quelle est son histoire ? » comme dans la fiche de salle, il dit : « Je ne connais pas la réponse à cette question. Hash porte des histoires sans fin, sans en spécifier une. Vous ne trouverez pas d’histoire dans cette pièce, mais vous trouverez les traces et les blessures d’une histoire. » On pourrait y ajouter un H majuscule car derrière s’inscrit, comme Mahmoud Darwich l’a si bien transmis, la Palestine comme métaphore : « J‘ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; j’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu… n’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’histoire. » Hash est aussi un voyage vers une géographie perdue, un pays d’ombres et de lumières, un monde d’aujourd’hui vidé de sens et sur scène, modeste et royale, c’est aussi la parole et le geste du hakawati, le conteur. A voir absolument !

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2021

Avec Henry Andrawes – scénographie Majdala Khoury – vidéo Nihad Awidat – création lumière Moody Kablawi, Muaz Aljubeh – chorégraphie Samaa Wakim – traduction Lore Baeten

Jeudi 11 novembre à 16h, au Studio-Théâtre de Vitry – 13 et 14 novembre Théâtre Alibi – 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris – Autre spectacle du Khashabi Theatre en tournée : The Museum, 18 et 19 novembre au Théâtre des Treize Vents, Montpellier, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée – 9 au 18 décembre, à Haïfa – 20 au 22 janvier 2022, Schlachthaus Theatre, Berne.

Aucune idée

© Théâtre de la Ville

Conception et mise en scène Christoph Marthaler, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Nous sommes sur un palier comme dans une zone de non-droit avec une scénographie de portes qui ouvre sur une chorégraphie d’actes manqués et d’oublis. Nous ne sommes pas dans un quartier dit sensible, plutôt chez des gens bien sous tous rapports, bonne bourgeoisie, beaux habits, langage et raffinement.

Le long et dégingandé Graham F. Valentine, acteur d’origine écossaise, règne sur le palier. Il sautille dans sa tête, apparaît et disparaît dans ce jeu de portes qu’il entrebâille, tire et pousse. Il écoute aux portes, s’invite, s’excuse, parle dans le vide, rencontre l’un de ses voisins, le joueur de viole de gambe suisse et compatriote de Marthaler, Martin Zeller, bien calé dans son antichambre. Le glouglou du radiateur dérange la musique, qu’à cela ne tienne, on le déplace, il se transforme en chaire de borborygmes où s’agite notre héros. Bref on se perd entre le dedans et le dehors dans ce labyrinthe de bons mots et courants d’air.

Nous suivons ces deux héros de la vie quotidienne, l’un, puis l’un et l’autre, tous deux virtuoses en leurs partitions, entre chant, musique et onomatopées, entre vide, interruption, oubli et omission. Le temps d’une chanson l’instrument devient guitare. Graham F. Valentine se déploie dans le gag, le pince sans-rire, l’humour british, le cocasse, le loufoque et l’absurde. Avec Christoph Marthaler il partage le goût d’un théâtre burlesque qui joue d’une certaine étrangeté et qui brasse en allemand, anglais et français, avec surtitrages.

Marthaler, comme toujours, manipule le décalé avec brio, il est ici le champion de l’ironie. La liste de ses spectacles présentés en France est longue, il est aguerri à la musique et au théâtre. Aucune idée s’inscrit dans la lignée du cabaret ou de la récréation.

Brigitte Rémer, le 8 novembre 2021

Avec Graham F. Valentine et Martin Zeller (violoncelliste). Scénographie, Duri Bischoff – dramaturgie Malte Ubenauf – musique Martin Zeller – costumes, Sara Kittelmann – lumières, Jean-Baptiste Boutte – assistantes mise en scène Camille Logoz, Floriane Mésenge.

Du 1er au 14 novembre 2021, Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 0142 74 22 77 – site : www.theatredelaville.com

Double murder : Clowns, The Fix

© Todd MacDonald – “Double murder/The Fix”

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter avec sa compagnie Junior, dans le cadre des saisons du Théâtre de la Ville hors les murs et du Théâtre du Châtelet

Il y a une formidable vitalité dans la proposition de Hofesh Shechter et ses danseurs, intitulée Double Murder. Double programme aussi pour fêter un retour sur scène après deux années de pause obligée, par une pandémie qui a gagné le monde entier : Clowns en première partie, suivi de sa nouvelle création, The Fix. Ce plaisir du retour, le chorégraphe l’exprime aussi dans un avant-propos de folle gaîté sur la musique d’Offenbach, où il entraine le public en des hip hip hip, hourra pour le plaisir de tous.

 Hofesh Shechter avait créé Clowns en 2016 pour le Nederlands Dans Theater, qu’il a repris de loin en loin. C’est aujourd’hui une tout autre version qui est proposée avec sa nouvelle génération de danseuses et danseurs, âgés de 18 à 25 ans, la Compagnie Junior, créée en 2015. Clowns ne fait pas tant référence aux personnages comiques de cirque, qu’à la mise en scène de la violence meurtrière et des exécutions sommaires. On assiste à un simulacre de meurtres : pistolets sur la tempe, couteaux dans le dos, étranglements, sur un mode distancié, banalisé et ludique. On y meurt, on y ressuscite, on y vit, on y danse. Ici, la fête côtoie la mort.

Quatre couples de danseuses et danseurs s’infiltrent dans ce dérèglement du monde et tirent les ficelles avec légèreté et fureur, tantôt victimes, tantôt bourreaux. Une bande son magnétique créée par le chorégraphe les porte, de l’accéléré au répétitif, du lancinant à l’obsédant et les lumières sculptent les atmosphères. Les danseurs portent des costumes disparates mais harmonieux aux tons grège, sable, bistre et marron glacé, prêts pour un opéra bouffe : pour les hommes chemise à jabot, collerette XVIème autour du cou, veste romantique ou redingote, lavallière, pantalons flous ou serrés, pour les femmes, robes sur collants blanc cassé, petit liseré tradition ou pantalons saris dans ces mêmes couleurs, gilet justaucorps manches longues, jupe courte bordée de dentelles, transparences superposées.

La danse est très structurée tout en restant libre pour traduire le sarcasme, l’ironie et l’absurde, la colère et l’humour. Les pieds ancrés dans le sol, les figures en cercles, farandoles et lignes évoquent les danses traditionnelle, classique ou baroque, le clanique et la transe. La virtuosité des danseuses et danseurs, par la générosité et l’amplitude des gestes qu’ils accomplissent, par les ondulations du corps, transmettent beaucoup de grâce à l’ensemble, en dépit de la noirceur d’un thème qui nous transporte ici et ailleurs.

La nouvelle création de Hofesh Shechter présentée en seconde partie, The Fix / La Réparation, change de registre. Elle est née de ce temps suspendu pendant la pandémie Covid et traduit le plaisir de se retrouver. Du magma dans lequel danseuses et danseurs évoluent au début de la pièce, émergent des personnalités jusqu’à ce que, un à un, parés de masques et de gel, ils rejoignent les spectateurs dans la salle, pour les étreindre. « Il faut toujours s’attendre à l’inattendu ; c’est ce que je souhaite pour mon public » affirme Hofesh Shechter qui décline sur un mode personnel son inépuisable alphabet, à la fois poétique et provocateur.

La Hofesh Shechter Company, est en résidence au Brighton Dome et Hofesh Shechter est lui-même artiste associé au Sadler’s Wells. Avec de nombreuses cordes à son arc car également formé comme musicien, depuis 2002, année de la présentation de sa première chorégraphie, Fragments, il développe un éblouissant sens du rythme qu’il canalise à travers les danseurs, porteurs de sa sensibilité, de sa sensualité et de son talent.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2021

Avec la Hofesh Shechter Company : Miguel Altunaga , Robinson Cassarino , Frédéric Despierre,  Rachel Fallon , Mickaël Frappat, Natalia Gabrielczyk , Adam Khazhmuradov, Yeji Kim, Emma Farnell-Watson, Juliette Valerio. Directeur artistique associé Bruno Guillore – directeur technique Paul Froy – reprise des lumières Andrej Gubanov – régisseur Lars Davidson – assistant régisseur Léon Smith – directeur de tournée Rachel Stringer.

Pour Clowns, lumières Lee Curran – lumières additionnelles Richard Godin – d’après les costumes de Christina Cunningham – musiques additionnelles : CanCan, de Jacques Offenbach, The Sun, de Shin Joong Hyun (Komca) interprétée par Kim Jung Mi – Pour The Fix, lumières Tom Visser – costumes Peter Todd – musique additionnelle Le Roi Renaud, de Pierre Bensusan.

Concernant le travail de Hofesh Shechter, voir aussi notre article sur Political Mother Unplugged, du 17 janvier 2021.

I was sitting on my patio

© Théâtre de la Ville

Texte, conception, mise en scène Robert Wilson – co-mise en scène Lucinda Childs – avec Christopher Nell et Julie Shanahan – Recréation du Théâtre de la Ville/Paris, en partenariat avec le Festival d’Automne, à l’Espace Cardin.

C’est en 1977 que Robert Wilson présentait I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating qu’il interprétait avec Lucinda Childs, à l’Eastern Michigan University. Spectacle de rupture, il avait déjà créé plusieurs de ses spectacles emblématiques – Le Regard du sourd, A letter for Queen Victoria, Einstein on the Beach – et travaillé avec la chorégraphe. C’est aujourd’hui un passage de témoin et la transmission du duo à deux nouveaux interprètes qui est faite, Christopher Nell, magnifique Méphistophélès dans Faus I & 2 que Robert Wilson avait présenté au Châtelet en 2016 avec les acteurs du Berliner Ensemble et Julie Shanahan, figure marquante du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch.

© Théâtre de la Ville

Deux partenaires en miroir, lui et elle, vont déambuler l’un après l’autre dans leur rêve éveillé, à peu de choses près le même, qu’ils interprètent selon leur point de vue, leur personnalité et sensibilité. La scénographie et lumière sculpturale joue du noir et blanc et de contrastes avec l’excellence qu’on connaît à Robert Wilson. Trois bandes de tissus noir tombe des cintres et se prolonge sur le sol, fabriquant ainsi le dessin d’allées parallèles, autant de pièces ou balcons suggérés, simulation d’un intérieur bourgeois. Un sofa et une tablette pur design, un verre de vin ou de champagne posé. Noir, blanc, transparent qui se retrouvent dans les costumes, noir pour lui, blanc et vaporeux pour elle, les classiques wilsoniens qui font toujours autant d’effet et apportent de plaisir.

On entre dans un espace clos, monde d’hallucinations au rythme des sonneries de téléphone et de soliloques dits, chuchotés, criés, qui dessinent l’absurde, la panique, la provocation, le glamour de situations on ne peut plus abstraites entre attente, reconnaissance et certitudes. Le texte est déconnecté de l’action, l’action du réel, les mots du sens et la pièce relève autant des arts plastiques que du théâtre. « Le texte est comme une chaîne dont les maillons ne se touchent pas » disait Robert Wilson interrogé par Lise Brunel, en 1978.

La répétition du texte, interprété par l’homme d’abord puis par la femme après un noir qui brise le fragile équilibre de l’ensemble, a quelque chose d’obsessionnel. On repart avec les mêmes mots, la même situation, les mêmes sonneries de téléphone les mêmes rêveries éthérées. Chacun crée son univers, seule la musique se décale (Bach, Schubert, Lully, Galasso) ainsi que quelques images qui apparaissent à certains moments sur un petit écran, déconnectées de même des actions du plateau et du texte – des pingouins pour l’un, des canards pour l’autre, et peu importe.

Les associations d’idées, les gestes épurés parfois grandiloquents, le bel appartement devenu bureau par des stores tombés devant la clarté crue des fenêtres, sur lesquels des classeurs soigneusement alignés sont peints, la force des images, la radicalité, troublent le spectateur, quarante ans après. C’est dire la force de l’image ! Christopher Nell et Julie Shanahan se glissent merveilleusement dans la peau de personnages qui n’en sont pas et conduisent leurs fragiles esquifs en eau profonde laissant le spectateur face à son propre rêve éveillé. Lui garde le cheveu et le regard méphistophéleste, elle, par sa détermination et sa grâce, évoque Silvana Mangano sous le regard et la caméra de Pasolini.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2021

Avec : Christopher Nell et Julie Shanahan – metteur en scène associé, Charles Chemin – costumes, Carlos Soto – collaboration à la scénographie, Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières, Marcello Lumaca – design sonore, Nick Sagar – création maquillage Manuela Halligan – collaboration à la création maquillage Véronique Pfluger – assistant aux costumes Emeric Le Bourhis – assistante à la scénographie Chloé Bellemère – assistante du metteur en scène associé Agathe Vidal – réalisation vidéo 1977 Greta Wing Miller.

Du 20 au 23 septembre 2021, à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro : Concorde – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com.

Bach 6 Solo

© Théâtre de la Ville

Sonates et partitas pour violon seul de Jean-Sébastien Bach interprétées par Jennifer Koh – conception Robert Wilson et Jennifer Koh – mise en scène, costumes et décors Robert Wilson – chorégraphie Lucinda Childs – Programmation du Théâtre de la Ville, création mondiale dans le cadre du Festival d’Automne, à la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière.

Premier des deux spectacles signés de Robert Wilson et Lucinda Childs pour fêter la 50è édition du Festival d’Automne, Bach 6 Solo fait résonner dans la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière trois sonates de quatre mouvements et trois partitas composées de rythmes de danse, portées par l’éblouissante et expressive Jennifer Koh. Violoniste américaine née de parents coréens, elle fut Albert Einstein dans Einstein on the Beach en 2012/2014opéra de Philip Glass mis en scène par Robert Wilson dans une première version en 1976, avec la participation de Lucinda Childs. Bach 6 Solo leur tenait à cœur, la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière en est le lieu idéal.

Dans cette architecture au dôme octogonal construite sur le modèle de la croix grecque, le public occupe les quatre chapelles latérales et les quatre nefs faisant cercle autour d’un magnifique plateau en bois de même forme, octogonale, cerné d’une ligne lumineuse d’intensité variable. La violoniste occupe cet espace à 360° avant de le partager avec quatre danseuses et danseurs. Vêtus de blanc, c’est avec lenteur et solennité qu’ils se glissent dans la musique, d’abord en trio portant une fine baguette, branche d’arbre soigneusement choisie qui, dans la seconde partie de la soirée se métamorphose en bâtons plus épais et plus lourd, portés par un trio inversé. À un moment, Lucinda Childs fend lentement l’espace, fantomatique, dans une vaporeuse robe de voile blanche, une longue corde posée sur l’épaule l’amarre. Une danse en couples ferme le spectacle. La lumière renvoie les ombres de la musicienne qui se mêlent à celles des danseurs et fait vivre l’austérité de la bâtisse et la rigueur mathématique de la composition musicale.

La virtuosité du violon de Jennifer Koh – qui porte avec une rare intensité ces Sonates et partitas – ébranle, dans ce lieu hautement symbolique empreint de simplicité et de solennité où certains plasticiens – dont Ernest PignonErnest – ont exposé, où le Faust de Klaus Michael Grüber, en 1975, était entré dans la légende.

Le Regard du sourd en 1970 avait révélé Robert Wilson au public, en France, son travail mêle la danse, le mouvement, la lumière, la sculpture, la musique et le texte. Le Festival d’Automne l’accompagne depuis 1972 et présente aujourd’hui, en partenariat avec le Théâtre de la Ville, plusieurs de ses spectacles, dont I Was Sitting on my Patio avec Lucinda Childs. Robert Wilson garde aujourd’hui la même exigence. « A l’origine de Bach 6 Solo, un coup de foudre : celui que j’ai ressenti il y a plusieurs années en entendant jouer la violoniste Jennifer Koh, en la voyant à ce point transformée par la musique qu’elle irradie d’une présence nouvelle, dit-il… En jouant les Sonates et partitas pour violon seul, Jennifer Koh éprouve un sentiment de désorientation, voire de mise en danger. Pour elle, c’est aussi un rapport avec Dieu qui s’engage, même si l’œuvre n’a rien de religieux. »

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2021

Avec : Alexis Fousekis, Ioannis Michos, Evangelia Randou, Kalliopi Simou, Lucinda Childs – musique Johann Sebastian Bach – dramaturgie Konrad Kuhn – costumes Carlos Soto – collaboration à la mise en scène Fani Sarantari – collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières John Torres – création maquillage Sylvie Cailler – collaboration aux costumes Emeric Le Bourhis.

Du 3 au 16 septembre 2021 – Théâtre de la Ville hors les murs, à la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, Boulevard de l’Hôpital. 75013. Paris – métro Saint-Marcel – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : www.theatredelaville-paris.com

Transverse Orientation

© Théâtre de la Ville

Pièce pour huit danseurs – Conception et direction Dimitris Papaioannou. Dans le cadre des saisons du Théâtre de la Ville hors les murs et du Théâtre du Châtelet.

Il aime les portes dérobées et les situations extravagantes, les références picturales et la mythologie, la nudité. Avec Transverse Orientation et après Since She – spectacle présenté à La Villette il y a deux ans avec les interprètes du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (cf. notre article du 15 juillet 2019) – Dimitris Papaioannou poursuit sa quête des mythes, venant d’un pays natal qui en est chargé, la Grèce. Le Minotaure a rendez-vous avec le spectateur, le spectateur avec un enchevêtrement d’images et de représentations, avec du burlesque et de la dérision, des visions et de l’illusion.

Plasticien et dessinateur avant d’être chorégraphe et metteur en scène, Dimitris Papaioannou trace son labyrinthe sur fond de mur blanc à partir d’un néon qui crépite et de personnages en costumes noirs s’affairant autour de la lumière qui apparaît et disparaît. Ces énigmatiques personnages aux fines têtes encagoulées, glissant comme les figures poétiques de Jean-Michel Folon ou se déplaçant à la manière burlesque d’un Buster Keaton, se hissent en haut d’échelles qui se tordent, se suspendent et s’enroulent. Tombés d’une autre planète ils s’accrochent aux murs, comme des cafards.

De nombreux personnages, équivoques, traversent le plateau de cour à jardin et retour, en un parcours latéral. Apparaît un énorme taureau, imitation à l’échelle réelle, sur lequel repose une belle endormie, nue, telle L’Olympia de Manet – référence au mythe d’Europe, princesse Phénicienne dont s’éprend Zeus travesti en taureau pour ne pas s’attirer les foudres de son épouse, scène maintes fois représentée par les peintres dont Titien, Véronèse et Rembrandt. Son alter-ego masculin dans une même nudité apporte l’eau, monte à cru et s’agrippe. Les brumes de la peinture guident le geste chorégraphique et troublent le dessin à l’échelle des personnages et de l’environnement scénique.

Solos, duos ou déplacements d’ensembles répliquent à ce combat entre l’homme et la bête sous l’œil d’un projecteur placé sur roulettes qui parfois balaie la salle et ouvre sur des jeux d’ombres des plus élaborés qui distillent leurs visions magiques. Un homme sirène passe, une femme nue, de bonne corpulence, traverse, il tombe des hommes qui se cachent derrière d’étroites planches, des pierres qui craquent comme le polystyrène, dévalent et envahissent l’espace où seul Sisyphe résiste, dans sa détermination. Des figures à deux têtes et aux jambes multiples se déplacent, les lits de fer se replient et encagent, la tête du Minotaure est brandie telle un Saint-Jean Baptiste, les seaux d’eau se remplissent, la Vénus de Botticelli, vierge aux longs cheveux sauvages au fond d’un coquillage ouvert, met au monde l’enfant dont le placenta s’écoule et qui se métamorphose en image de mort.

A la fin de cette Odyssée pleine de magie et d’alchimie tous les objets flottent – cordes, échelles, seaux, cercle – images insolites d’encombrements, de jeux des corps, de perles et d’eaux. La fresque de Dimitris Papaioannou, plasticien des corps et de l’espace, croise l’absurde et le surréalisme, l’homme contemporain et les mythes ancestraux tels Minotaure et Thésée, Ariane, Dédale et autre. Dans un rapport singulier entre le danseur et l’objet, l’humour et la poésie, le geste est millimétré en même temps qu’il jaillit du plus profond de la mythologie, revue et corrigée par l’imaginaire du chorégraphe et les images.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2021

Avec : Damiano Ottavio Bigi, šuka Horn, Jan Möllmer, Breanna O’Mara, Tina Papanikolaou, Lukasz Przytarski, Christos Strinopoulos, Michalis Theophanous. Musique Antonio Vivaldi – décors Tina Tzoka, Loukas Bakas – design sonore Coti K. – costumes Aggelos Mendis – lumières  et conseil musical Stephanos Droussiotis – sculptures, constructions spéciales et accessoires Nectarios Dionysatos – inventions mécaniques Dimitris Korres.

Du 7 au 11 septembre 2021 – Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet. 75001. Paris – Métro : Châtelet. Site : www.theatredelaville-paris.com

Fase – Four movements to the music of Steve Reich

© Rosas – Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaeker, Compagnie Rosas – Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Anne Teresa de Keersmaeker a développé son parcours chorégraphique, après s’être formée à Mudra, l’école de Maurice Béjart, à la fin des années soixante-dix. Elle a chorégraphié plus de trente-cinq pièces et développé une large palette de mouvements et matériel gestuel.

Créées en 1982, les quatre pièces qui composent Fase sont emblématiques du travail de la chorégraphe et comptent parmi les œuvres fondatrices de la danse contemporaine. Ces trois duos et ce solo traversent le temps, portés par la musique minimaliste et répétitive de Steve Reich composée à la fin des années 60. Une dramaturgie lumières et son traverse l’ensemble, la danse est épurée, le geste d’une grande précision et perfection. C’est Anne Teresa De Keersmaeker elle-même qui a créé, avec Michèle Anne de Mey, ces quatre figures. Elles ont aujourd’hui passé la main à d’autres danseuses, tout aussi éblouissantes et qui marchent dans leurs traces, Yuika Hashimoto et Laura Maria Poletti le jour où j’ai assisté au spectacle, danseuses qui furent ovationnées.

La première pièce, Piano Phase, est un duo fluide et gracieux où les jeux de lumières renvoient les silhouettes sur un écran qui danse. La musique porte le geste, les robes fluides mettent le corps en valeur, les chaussures blanches dialoguent avec le sol, le corps oscille de l’horizontal à l’oblique dans un jeu de miroir troublé et troublant.

D’une autre facture, la seconde pièce, Come Out, nous transporte au cœur d’une usine où la mécanisation fait grand bruit, où la répétition des gestes devient lancinante. Les deux danseuses-ouvrières, vissées sur des tabourets, machines elles-mêmes, scandent leurs mouvements synchronisés au rythme des machines. Deux lampes d’usine tombent du plafond et les éclairent faiblement.

La troisième pièce est un solo Violin Phase, où la mathématique le dispute à l’élégance et à la pureté du geste. La danseuse – Yuika Hashimoto, ce jour-là – trace, par ses déplacements, une rosace qui s’esquisse et s’efface, et qui est à l’origine du nom de la Compagnie, Rosas. De pure beauté !

La dernière pièce, Clapping Music est un duo rythmé et ludique où les danseuses entrent et sortent de la lumière parallélépipédique réfléchie sur l’écran. Fantaisie et poésie mènent la danse.

La grande force de Anne Teresa de Keersmaeker est de décliner à l’infini les quelques gestes qui servent ici sa base chorégraphique, de les épurer, de les transcender. La chorégraphie atteint la même force que la musique, déploie une même intensité, maitrisée et sauvage, simple et sophistiquée à donner le vertige.

C’est d’une beauté à couper le souffle où la rythmique savante le dispute aux figures récurrentes et décalées. C’est porté par deux éblouissantes danseuses à qui la chorégraphe a passé le relais et qui écrivent, par leur grâce et la précision de leurs mouvements, un réel beau poème qui traverse le temps avec une grande intensité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2020

Chorégraphie, Anne Teresa De Keersmaeker – Musique, Steve Reich : Piano Phase (1967), Come Out (1966), Violin Phase (1967), Clapping Music (1972) – Avec (en alternance) Yuika Hashimoto, Laura Maria Poletti, Laura Bachman, Soa Ratsifandrihana. Lumières, Remon Fromont – costumes (1981), Martine André, Anne Teresa De Keersmaeker. Création le 18 mars 1982, à Bruxelles, avec Michèle Anne de Mey et Anne Teresa De Keersmaeker.

Du 12 au 22 février 2020 – Théâtre de la Viile / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – www.theatredelaville-paris.com

Arc / Chemin du jour

© Ushio Amagatsu – Sankaï Juku

Spectacle de la Compagnie Sankaï Juku – Conception, mise en scène et chorégraphie Ushio Amagatsu – Au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre de la programmation Hors les Murs du Théâtre de la Ville.

C’est une collaboration exemplaire qui s’est tissée entre le Théâtre de la Ville et la Compagnie Sankaï Juku au fil des créations de Ushio Amagatsu dont les premières mondiales ont presque toujours eu lieu à Paris, depuis 1982. Poursuivant l’action engagée par Jean Mercure puis Gérard Violette, ses prédécesseurs, Emmanuel Demarcy-Motta directeur du Théâtre de la Ville, accueille Hors les Murs en première européenne sa création dernière-née, Arc/Chemin du jour. Fondée en 1975 et exclusivement masculine, la Compagnie Sankaï Juku – qui signifie Atelier de la montagne et de la mer – s’est développée autour de la technique butô, une danse des ténèbres née des suites de la seconde guerre mondiale au Japon et de l’impact des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.

Le premier spectacle signé de Ushio Amagatsu en 1977 s’intitulait Amagatsu Sho/Hommage aux anciennes poupées ; il y eut ensuite, en 1978, Kinkan Shonen/Graine de kumquat – le rêve d’un jeune garçon sur les origines de la vie et de la mort, recréé en 2005 au Théâtre de la Ville et dans lequel « un homme remonte le temps jusqu’à son enfance, entre eau, sable et ciel. » Ushio Amagatsu a, à son actif et avec les Sankaï Juku, une vingtaine de spectacles dont les deux derniers sont Umusuna/L’endroit où nous sommes nés, présenté à la Biennale de la Danse de Lyon en 2012 et Meguri/Cycle, au Kitakyushu Performing Art Center, en 2015.

Dans Arc/Chemin du jour sa nouvelle création, on entre dans une scénographie épurée – signée de Natsuyuki Nakanishi – dominée par un sol de sable presque blanc recouvrant un tatami carré, qui délimite l’espace ritualisé de la danse. Deux immenses demi-cercles de métal, s’élancent jusqu’au ciel côté cour et côté jardin, qui se rapprocheront imperceptiblement et se croiseront en une grâce silencieuse et infinie, un geste sculpté entrant dans le concept d’ensemble. Du gril, sont suspendus aux quatre coins de la scène des mobiles, comme des plateaux de balances en recherche d’équilibre et discrète oscillation, et deux petits triangles qui réfléchissent la lumière. Le symbole est partout.

La pièce est construite en sept tableaux. Dans le premier, Il pleut sur mon étoile, une poudrée de voie lactée s’étend sur un ciel profondément noir. Vêtus d’écru, les danseurs entrent tour à tour, avec noblesse et lenteur, dans une nuit magique où l’espace devient cosmos. Flûtes et cordes les accompagnent. Concentrés et solitaires, ils glissent sur les diagonales. Le second tableau, Laisse de mer, ouvre sur un mouvement d’ensemble, avant que les danseurs ne deviennent d’élégants insectes se déplaçant au sol, sur une partition en accélération. Dans le troisième tableau, Croisement/Ton passé est mon avenir, deux danseurs se répondent en écho, dans un contexte d’orage ponctué de percussions, l’un drapé de rouge l’autre de vert, leurs traces laissées sur le sable. Étendue sereine au-dessus d’un océan de lave et Trois doubles V, sont les quatrième et cinquième chapitres. Quatre danseurs aux robes couleur sable décorées de quelques subtiles bandes de tissu mille fleurs, robes aux manches longues, se déplacent en demi-cercles. Ils entrent sur une partition de gongs, cloches, tintements, sifflements et cornes de brume. A la recherche de la lumière ils répondent au chant de la terre, par leurs imprécations et furtives échappées. Dans le sixième tableau, intitulé Croisement/Inverse, les deux danseurs aux drapés vifs, entrent dos à l’espace scénique et sortent en continu, apparaissant et disparaissant en effleurant le sable au son d’un tumultueux violoncelle, tous deux glissant sur leurs diagonales en des mouvements d’allers et retours très maîtrisés. Plusieurs niveaux de musique enveloppent la chorégraphie, avec une bande-son extrêmement élaborée et complexe – musiques de Takashi Kako, Yas-Kaz et Yoichiro Yoshikawa – dont la harpe, et les mouvements électro répétitifs d’instruments qui se succèdent, comme des vagues submergeant danseurs, plateau et public. Le dernier tableau, Atteindre le crépuscule, ouvre sur un moment suspendu et apocalyptique avec retour à la couleur naturelle. Les danseurs entrent, l’un après l’autre, et tournoient longuement sur eux-mêmes à la manière de derviches en quête de spiritualité. Le final ressemble au Jardin des délices, mi-enfer mi-paradis, où chacun s’isole dans son monde souterrain, créant sa propre danse.

Connus et appréciés dans le monde entier, les Sankai Juku ont parcouru plus de quarante-huit pays et sept cents villes du monde. Leur marque de fabrique, singulière, se distingue par le corps, le crâne et le visage, maquillés de blanc ; des boucles d’oreilles, plumes ou fleurs en référence à la nature, qui ressortent dans les contre-jours – les lumières sont de Genta Iwamura et Satoru Suzuki -. Les danseurs, souvent torses-nus, portent de longues jupes d’une coupe et tissu délicatement choisis, jouant de légèreté, comme s’ils avaient des ailes. Les ondulations des bras, semblables aux vagues et les mains attrapant l’infini, ou l’éternité, sont d’une remarquable grâce et maîtrise, à nulle autre pareille. Pour la première fois, Ushio Amagatsu – formé en danse classique et moderne à Tokyo, et en danses traditionnelles japonaises – a choisi de n’être pas présent sur scène, c’est lui qui ouvrait et fermait les spectacles dans ses solos méditatifs. Il a formé des danseurs de butô virtuoses qui prennent le relais et travaillent dans la même sensibilité. Il vient sobrement saluer au final, pour le plaisir de tous. Dans le langage qu’il construit aujourd’hui avec la Compagnie, la danse s’entremêle de plus en plus au pur butô. L’innocence, l’émerveillement, la peur et la mort se lisent dans les attitudes des danseurs et la force expressive des visages. La perfection du geste et la grâce, sont autant d’invitations au voyage.

Avec les Sankai Juku l’inspiration du mouvement de l’eau et de la lumière qui se répète à l’infini, offre une beauté visuelle et émotionnelle de pure poésie, qui mène symboliquement le spectateur de l’aube au crépuscule. Et le temps se suspend.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2019

Avec : Semimaru, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, Dai Matsuoka, Norihito Ishii, Shunsuke Momoki, Taiki Iwamoto, Makoto Takase – Musiques Takashi Kako, Yas-Kaz, Yoichiro Yoshikawa – assistant mise en scène Semiramu – régie générale Kazuhiko Nakahara – lumières Genta Iwamura, Satoru Suzuki – son Akira Aikawa – plateau Tsubasa Yamashita – réalisation costumes Masayo Iizuka assisté de Eiko Kawashima – assistant coordination technique Akira Ogata – coproduction Théâtre de la Ville Paris, France / Kitakyushu Performing Arts Center, Fukuoka Pref. Japon / Sankai Juku, Tokyo, Japon – la Première mondiale a eu lieu à Kitakyushu Performing Arts Center, en mars 2019.

Du 29 avril au 4 mai 2019, Première européenne, au Théâtre des Champs-Élysées, 15 avenue Montaigne. 75008. Paris – Tél. : métro Alma Marceau – site : www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.

 

The Hidden Force/ La Force cachée

© Jan Versweyveld

De Stille Kracht, texte Louis Couperus – mise en scène Ivo Van Hove –  Internationaal Theater Amsterdam – en néerlandais soustitré en français – Théâtre de la Ville hors les murs/ Grande Halle de La Villette.

Un dispositif majestueux, immense plancher carré, parquet de bois, et un espace presque nu, mis à part quelques éléments comme un ou deux fauteuils çà et là, une table au loin, un piano à queue, une chaise-bureau ; un immense écran sur trois faces qui au début plante le décor, en encerclant les acteurs du ressac de la mer. Les pluies de mousson et la lourdeur tropicale ponctuent ce temps colonial  du début du XXème, à Labuwangi, sur l’île de Java. Côté cour sont alignés quatre grands portants d’instruments de musique traditionnelle, faits de lamelles de bois verticales qu’un musicien fait délicatement chanter –  le compositeur Harry de Wit, qui, au long du spectacle, mêle musique enregistrée, bruits de la nature, piano et percussions orientales -.

Otto van Oudijck, Résident hollandais, c’est-à-dire Gouverneur, gère attentivement les affaires de l’Île et s’affaire sur sa chaise-bureau devant laquelle il s’agenouille pour travailler (Gijs Scholten van Aschat). Il remplit sa mission en apportant la prospérité à la population locale et ses journées sont dédiées au travail. Autour de lui sa famille prend des libertés, bientôt se désagrège et se délite, mais il ne le voit pas : Léonie sa femme, légère et sûre d’elle, (Halina Reijn) entretient une liaison avec le beau-fils, Théo, (Jip van Den Dool) qui tente d’échapper à l’influence de son père, puis avec Addy le fiancé sang mêlé, (Mingus Dagelet) de sa belle-fille, Doddy (Eva Heijnen). Les indigènes s’affairent, serviteurs de tous les instants qui donnent le côté chromo à ce paysage exotique. Otto ne sent pas davantage monter la révolte, il croit avoir les clés et connaître les codes culturels de ce pays aux croyances ancestrales. Petit à petit l’ambiance s’alourdit dans la chaleur et l’humidité, et conduit au magique et au fantastique. L’inauguration du puits doit calmer les esprits. L’intrigue bascule quand le nouveau Régent, le prince Soenario, succède à son père et couvre les frasques du régent de Ngadjiwa, son frère, qui investit les salaires des fonctionnaires dans le jeu (Barry Emond). Otto van Oudijck le chasse malgré les supplications de la mère du Prince, hiératique et suppliante. La malédiction proférée met en place une révolte qu’on ne peut arrêter. Les forces des ténèbres entrent en action et conduisent à la chute du Gouverneur. Il perd femme, enfants – après en être venu aux mains avec son fils – pouvoir et réputation. La dernière image le montre seul et défait, démis de ses fonctions, vêtu de manière locale et comme perdu, au bas de l’échelle sociale.

À travers son portrait c’est la fin visionnaire de la colonisation hollandaise qui est annoncée. Petit-fils d’un gouverneur général et connaissant bien les indes orientales néerlandaises – actuelle Indonésie – l’auteur, Louis Couperus (1863-1923) grand romancier néerlandais, écrit The Hidden Force après une visite sur l’Île, entre mars 1899 et janvier 1900, moment où la domination coloniale des Pays-Bas est à son apogée. Il écrit sur l’altérité et l’impossibilité de comprendre l’autre, montrant le fossé existant entre une société rationnelle et organisée, l’occidentale, et une société plus mystérieuse, dont les piliers sont la superstition, un certain mysticisme, le culte de la famille. L’auteur décrit deux mondes qui ne se comprennent pas et la lente déchéance du Gouverneur frappé par de mystérieux phénomènes, le chemin jusqu’à son  désaveu et sa disgrâce.

Ivo Van Hove, directeur du Toneelgroep Amsterdam depuis 2001, s’empare du propos et le met en images comme il l’a fait pour Visconti, Shakespeare, Sophocle, Miller et bien d’autres. Il connaît l’univers de Louis Couperus, dont il a mis en scène avec sa troupe, deux autres pièces : Les choses qui passent et Petites Âmes. Il dit de lui qu’il écrit « sans compromis ni verdict moral sur la sexualité, la violence et l’étiquette sociale. » Ivo Van Hove s’intéresse aux émotions humaines qu’il met en musique, texte et image avec des acteurs qu’il guide au plus juste. Il transcrit magnifiquement, avec Jan Versweyveld pour la scénographie et les lumières, l’effet ravageur du climat et le cycle de la nature. Le dispositif permet aux pluies de mousson de tomber sur le plateau, sur les acteurs et le musicien détrempés, ainsi que sur le piano, accompagnant la lente dégradation du destin d’un homme.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2019

Avec : Bart Bijnens, Si-Oudijck – Mingus Dagelet, Addy de Luce – Jip van Den Dool, Théo van Oudijck – Barry Emond, Soenario et Régent van Ngadjiwa – Eva Heijnen, Doddy van Oudijck – Halina Reijn, Léonie van Oudijck – Maria Kraakman, Eva Eldersma – Rob Malasch, serviteur – Chris Nietvelt, De Raden-Ajou Pangeran – Massimo Pesik, serviteur – Dewi Reijs, Derip – Michael Schnörr, serviteur – Gijs Scholten van Aschat, Otto van Oudijck – Leon Voorberg, Frans van Helderen. Adaptation et Dramaturgie, Peter van Kraaij – scénographie et lumières, Jan Versweyveld – musique, Harry de Wit – costumes, An D’Huys – chorégraphie, Koen Augustijnen.

Du 4 au 11 avril 2019 – Grande Halle de La Villette – métro : Porte de Pantin – Sites : lavillette.com et theatredelaville-paris.com – Tél : 01 40 03 75 75 et 01 42 74 22 77.

Submission

© Ariel Tagar

Chorégraphie Adi Boutrous – avec Avshalom Latucha, Adi Boutrous, Anat Vaadia, Stav Struz – au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

Jeune chorégraphe arabe israélien né à Beer-Sheva dans le sud d’Israël, Adi Boutrous a débuté ses apprentissages de manière informelle par l’acrobatie et la break danse à l’âge de neuf ans. Il s’est formé à la danse classique et à la danse contemporaine à la Matte Asher School for Performing Arts à Kibbutz Gaaton, puis au Maslool Professionnal Dance Program de Tel Aviv-Jaffa. « Israélien de culture arabe » comme il se définit, il est danseur et chorégraphe depuis 2012. Sa première pièce, What really makes me mad travaille sur la mixité du couple – couple arabo-juif qu’il forme avec la danseuse Stav Struz -. En 2013, il évoque son envol du nid familial, avec Homeland Lesson et il est repéré comme danseur dans le duo We love Arabs de Hillel Kogan. En 2015, année des élections législatives, il dénonce la montée de l’extrémisme avec Separately trapped/Piégé à part. Puis il interroge le corps et l’identité avec la pièce It’s always here/C’est toujours là, programmée en septembre 2018 à la Biennale de la Danse de Lyon. Il est aussi dj et collectionneur de vinyles, spécialisé dans les musiques latino-américaines et le reggae des années 1970. Il présente aujourd’hui sa cinquième création, sur un montage sonore éclectique.

Submission met en espace et en idées deux duos, l’un masculin, dansé par Avshalom Latucha avec qui le chorégraphe collabore depuis plus de trois ans et Adi Boutrous lui-même, l’autre est au féminin, dansé par Anat Vaadia et Stav Struz. « Le titre Submission signifie pour moi une injonction à accepter ce que la vie m’apporte en termes de sentiments et de changements » dit-il. Hommes et femmes se regardent danser. Le contact avec le sol et le jeu des déséquilibres est quasi permanent. Les corps se touchent, la sensualité est là par le toucher, comme une clé de lecture de la proposition chorégraphique. Les figures ont quelque chose d’aérien et se déclinent, loin des stéréotypes, dans une dimension physique et acrobatique qui mêle tension et violence, ruse et conflit, attention et rencontre. Les énergies circulent, tant au masculin qu’au féminin dans ce combat sensuel et fratricide, en miroir.

Avec Submission, Adi Boutrous travaille sur « la perception des genres, des rapports conflictuels entre les gens, de la soumission à la réalité en lien avec les expériences vécues au quotidien » comme il le signifie. Derrière ce lien au réel, l’équilibre des pouvoirs et le rapport de force inscrivent la géographie du Moyen-Orient et ses fractures dans ces duos-duels en tension entre les danseurs. Hommes et femmes partagent le même espace, la symbolique est là. « En fait la survie dépend des liaisons entre les choses… Il est plus enrichissant – et difficile – de penser concrètement, chaleureusement, en contrepoint aux autres qu’à nous seulement. Mais cela implique de ne pas chercher à dominer, étiqueter, hiérarchiser ces autres, et surtout d’arrêter de répéter que notre culture, notre pays sont (ou ne sont pas) les premiers… » dit Edward W. Saïd, qui, comme Adi Boutrous appartient aux « deux univers sans être entièrement d’aucun »

Brigitte Rémer, 31 janvier 2019

Création et interprétation Avshalom Latucha, Adi Boutrous, Anat Vaadia, Stav Struz – conseillers artistiques, répétiteurs Anat Vaadia, May Zarhy – lumières Ofer Laufer – costumes Reut Shaibe – conception et montage bandes sonores Adi Boutrous – musique Francisco López/Untitled #168, Prince Conley/I’m going home, Entrance/Make me a pallet on your floor, Graham Lambkin /Glinkamix, Georgete da Mocidade/ Chuva na favela.

24 au 26 janvier 2019, au Théâtre de la Ville/ Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 –  métro Abbesses, Pigalle – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com

Les Liaisons dangereuses

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Texte de Pierre Choderlos de Laclos – Adaptation et mise en scène Christine Letailleur.

Entre ses obligations militaires et les villes de garnison qu’il traverse, le capitaine d’artillerie Laclos se met à l’écriture. Il publie en 1781 Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire, et l’œuvre fait scandale. Elle met en vis à vis Madame de Merteuil, marquise et non moins courtisane et le Comte de Valmont, duo d’anciens amants qui, de théâtralité en compétitivité, se révèle diabolique.

Calculs et petites vengeances, manipulations et machinations, subtile initiation, le catalogue de leurs jeux libertins semble inépuisable. C’est Merteuil qui mène la danse, faisant preuve d’une fertile imagination pour arpenter les labyrinthes du désir et de la séduction. Dominique Blanc – avant de rejoindre la troupe de la Comédie Française – l’interprète comme une reine, glissant dans ses somptueuses robes allant du bleu profond au gris moiré, passant par le rouge vif comme dans l’arène, avec une sorte d’autorité évidente. Elle joue et se joue de Madame de Merteuil, froidement calculatrice, avec une grande fluidité et Valmont, Vincent Pérez, exécute, jusqu’au point de rupture, et lui emboîte le pas dans une sorte de sauvagerie amusée.

Leurs proies se nomment Cécile de Volanges, (Fanny Blondeau) jeune novice sortie des ordres qui trompant la vigilance de sa mère – qui avait pour elle d’autres projets – et manipulée par Merteuil, est initiée au plaisir érotico sexuel jusqu’à la nymphomanie, par Valmont ; Mme de Tourvel (Julie Duchaussoy) se refusant à Valmont-Don Juan avant de s’en éprendre follement et jusqu’à en mourir après le dévoilement de la supercherie ; M. Danceny (Manuel Garcie-Kilian) timide professeur de musique et ex amoureux de Cécile, joker de cette partie de poker menteur dans les mains de Merteuil, qui se vengera en provoquant Valmont en duel.

Les Liaisons dangereuses selon Christine Letailleur, ce sont trois heures de spectacle non stop, des plans machiavéliques et des conquêtes qui placent les deux sexes en concurrence et en opposition ; ce sont des pactes opaques entre les deux protagonistes qui tiennent le monde dans leurs mains, se jouent des sentiments et de la vie des autres ; c’est l’idée de venger les femmes, mission que se donne Madame de Merteuil, habile manipulatrice y compris avec ses amies dont Mme de Rosemonde, tante de Valmont.

On est dans le monde du paraître et de la bonne réputation, des rapports de force, de la destruction et de l’autodestruction, de la cruauté. Courtiser, désirer, parier, déjouer, guetter, attendre et écrire sont les paraboles vers l’infini des personnages. Des lettres passent de mains en mains, le poids des mots en ajoute au mensonge. Au final, les deux protagonistes se déclarent la guerre, et la chute est brutale : Valmont est tué en duel et Madame de Merteuil perd son aura et sa féminité sous les huées générales. La morale serait-elle sauve ? Les trois-quarts du spectacle ne le laissait guère à penser et la fin déroute, l’écheveau est dévidé. Fin du cynisme. La scénographie reconstitue avec intelligence une maison de maître, ses espaces suggérés, ses portes dérobées, son escalier menant aux chambres et jouant entre le visible et le caché. Les lumières dessinent les espaces intérieurs.

Les Liaisons dangereuses ont prêté à de nombreuses adaptations dont le film de Roger Vadim tourné en 1959 – dans lequel Jeanne Moreau interprétait Madame de Merteuil et Gérard Philipe Valmont – et au théâtre celle qu’en a faite Heiner Müller en 1987 sous le titre Quartett, monté par les plus grands metteurs en scène – dont Bob Wilson en 2006. Artiste associée au Théâtre national de Bretagne depuis 2010, au Théâtre national de Strasbourg depuis un an, Christine Letailleur sert avec talent cette entreprise pleine de soufre et de complexité, comme elle sait mettre en scène avec la même précision des auteurs aussi différents que Duras, Feydeau, Kleist, Labiche, Platon, Sade, Töller ou Wedekind.

Brigitte Rémer, 15 mars 2016

Avec : Dominique Blanc, Fanny Blondeau, Stéphanie Cosserat, Julie Duchaussoy, Manuel Garcie-Kilian, Vincent Perez, Guy Prévost, Karen Rencurel, Richard Sammut, Véronique Willemaers – Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumIères Philippe Berthomé en collaboration avec Stéphane Colin – costumes Thibaut Welchlin assisté d’Irène Bernaud – son Manu Léonard – maquillages Suzanne Pisteur – coiffures Clémence Magny – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat.

Du 2 au 18 mars 2016 – Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75001 – Métro : Châtelet – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 23 au 25 mars Théâtre national de Nice, du 29 au 31 mars Théâtre de Cornouaille, Quimper. Le texte de l’adaptation de Christine Letailleur est édité aux Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Le Retour au désert

@Sonia Barcet

@Sonia Barcet

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène d’Arnaud Meunier, avec Catherine Hiégel et Didier Bezace.

Koltès écrit cette pièce en 1988 sur fond de guerre d’Algérie et de rancœurs familiales. L’action se passe « dans une ville de province à l’est de la France au début des années soixante » dans le domaine parfaitement clos de la famille Serpenoise sur lequel veille Adrien, chef d’entreprise de la bonne bourgeoisie locale avec sa femme Marthe, rédemptrice désincarnée, sœur de Marie première femme d’Adrien décédée on ne sait comment, et son fils Mathieu, prompt à la soumission de par la volonté de son père.

Mathilde, sœur aînée d’Adrien, vient brutalement troubler le bon ordonnancement du domaine où officient les deux aides de camp Maame Queuleu, vieille gouvernante de toujours et Aziz, domestique journalier. De retour d’Algérie avec ses deux enfants, Fatima et Edouard, après s’être exilée volontairement des siens pendant quinze ans, elle vient chercher sa part d’héritage. Elle est accueillie fraichement et avec ironie – deux cultures s’entrechoquent – mais a du répondant et de la provocation en réserve, et ce qui était chamaillerie de jeunesse entre frère et sœur, devient raillerie, compétition, provocation et destruction. « Tu cognes trop Mathilde, un jour il t’arrivera du mal, ma vieille. Tu es déjà comme une cruche fêlée ; un jour tu tomberas en morceaux » dit le frère. Et sa sœur de déclarer, au final : « Trop tard pour toi, mon vieux. Je me contenterai de t’emmerder, toi. »

La forme de la pièce – une comédie, écrite au départ pour Jacqueline Maillan qui interpréta à la création le rôle de Mathilde, tandis qu’Adrien était joué par Michel Piccoli – déroute. Koltès s’en expliquait lors d’un entretien pour Der Spiegel : « Ma pièce est une comédie, mais son sujet n’est pas un sujet de boulevard… » Il précisait, lors d’un autre entretien avec Colette Godard, en 88 : « Le Retour au désert est la première pièce où j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait – ou seulement – un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre. La province française – que j’ai bien connue – les histoires de famille, d’héritage, d’enfants illégitimes, d’argent, sont des sujets en or pour faire rire ; la présence lointaine, diffuse, déformée, de la guerre d’Algérie l’est beaucoup moins. J’ai voulu mélanger les deux, faire rire et, en même temps, inquiéter un peu… Mais ce qui m’importe, au-delà de la colonisation, c’est la manière dont elle illustre le ballottement de l’homme par l’Histoire. »

Le retour au désert est construit en cinq chapitres couvrant les différents moments de la journée qui se superposent aux temps de la prière musulmane inscrits sur écran en langue arabe : sobh/l’aube, zohr/autour de midi, ‘açr/l’après-midi, maghrib/le soir, ‘ichâ/la nuit. Le final se passe le jour d’Aïd el-Kebir, fête de la fin du Ramadan. La scénographie, sommaire mais efficace, joue sur le lien entre le dedans et le dehors : la maison en une pièce qui s’habille et se déshabille par quelques accessoires et devient salon, vestibule ou chambre, le jardin dont on ne sort jamais avec son talus d’où surgissent les personnages, sorte de no man’s land et lieu de rendez-vous, de vision et de complot. Les jeunes s’y croisent, se cherchent et se fuient : Fatima et ses rencontres avec le fantôme de Marie qui fait de tragiques révélations ; Edouard et son éblouissement de la relativité, sa théorie sur l’espace et sa disparition dans les airs ; l’émancipation de Mathieu qui se soustrait à l’autorité de son père, fait l’apprentissage de la sexualité chez les putes et s’engage en Algérie lui, pur raciste « Si tu n’es pas un Arabe, alors qu’est-ce que tu es ? Un Français ? Un domestique ? Comment dois-je t’appeler ? » dit-il à Saïfi, patron du café ; préfet, avocat, police et réunions secrètes rappellent le contexte de guerre, ainsi que la descente faite par Le grand parachutiste noir, armé et qui loue les bienfaits de la colonisation : « J’aime cette terre, bourgeois, mais je n’aime pas les gens qui la peuplent… J’aime cette terre, oui, mais je regrette les temps anciens. Moi j’ai la nostalgie de la douceur des lampes à huile, de la splendeur de la marine à voiles. J’ai la nostalgie de l’époque coloniale, des vérandas et du bruit des crapauds-buffles, l’époque des longues soirées où, dans les domaines, chacun à sa place s’allongeait dans le hamac, se balançait sur le rocking-chair ou s’accroupissait sous le manguier… Oui j’aime cette terre et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses frontières… »

Devant le constat d’échec fait par Adrien et Mathilde de leur bourgeoise vie et de l’éducation ratée distillée à leurs enfants – Fatima accouche au final de deux black bébés on ne sait d’où tombés, Edouard part dans les airs et Mathieu, borné buté, s’engage… – Adrien, qui a traversé la pièce pieds nus, met ses chaussures et part avec Mathilde, sorte de fuite concertée.

Si la pièce est ambiguë et peut-être datée même si racisme et post-colonisation demeurent des sujets bien réels aujourd’hui et l’Algérie un sujet sensible dans ses relations à la France, Arnaud Meunier – ou sans doute le texte construit autour de deux monstres sacrés l’impose-t-il – met le projecteur côté comédie sur le duo Mathilde-Adrien interprété ici par Catherine Hiégel et Didier Bezace qui se rendent coup pour coup, avec ironie. La mise en scène proposée par le directeur de la Comédie de Saint-Etienne-CDN, qui souvent expérimente de nouvelles formes, ici à l’écoute d’un texte poétique et précis, reste dans des limites assez sages et classiques. Mais pouvait-on faire autrement ?

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2016

Avec : Didier Bezace, Louis Bonnet, Emilie Capliez, Adama Diop, Elisabeth Doll, Philippe Durand, Riad Gahmi, Catherine Hiegel, Kheireddine Lardjam, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Isabelle Sadoyan, René Turquois, Cédric Veschambre – scénographie Damien Caille-Perret – lumières Nicolas Marie – son Benjamin Jaussaud – vidéo Pierre Nouvel – costumes Anne Autran – assistantes à la mise en scène Elsa Imbert, Émilie Capliez – Le texte de Bernard-Marie Koltès est édité aux Editions de Minuit.

Du 20 au 31 janvier 2016 Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, 75004. www.theatredelaville-paris.com – En tournée : du 3 au 11 février Célestins, Théâtre de Lyon, en collaboration avec le TNP – les 24 et 25 février à la Comédie de Caen/CDN – le 29 février Les Scènes du Jura/Scène nationale. www.comedie-de-saint-etienne.fr